Les journalistes, jetés en prison ou placés en garde à vue, en sortent traumatisés. Certains sont moins disposés à couvrir les sujets sérieux par crainte de nouvelles représailles. Mais d’autres ne changent pas leur façon de travailler. Ils continuent à faire leur métier qui est d’informer en toute indépendance.
Mardi 19 Mai 2020. Guy Modeste Dzudie, directeur de publication du journal « Nde infos » est arrêté, torturé et menotté comme un vulgaire bandit par les gendarmes à Bafang dans la région de l’Ouest, avant d’être jeté dans une cellule. Cette interpellation est faite suite à une plainte pour diffamation portée contre lui par un homme politique qui venait de perdre les élections municipales à Banka.
« J’ai été placé en garde à vue à Bafang au niveau du parquet pendant trois heures, puis on m’a transféré à Bafoussam. Quoi qu’on dise, on n’est pas surhumain, quand vous passez des heures privé de liberté vous êtes quand même mal à l’aise. Et après quand vous regardez votre responsabilité sociale, et les coups de la vie, vous comprenez qu’il ne faut pas reculer, il faut mettre en avant son professionnalisme, rester prudent, travailler d’avantage et mettre en avant l’engagement social du journaliste », affirme le journaliste.
La conscience professionnelle en question
A la question de savoir si les peines de garde à vue ont impacté sa façon de travailler, Guy Modeste Dzudie est formel. « Tout dépend des raisons invoquées de votre culpabilité. Si on vous reproche quelque chose qui est vrai, sûrement vous allez revoir votre façon de faire du journalisme. Vous allez revoir vos leçons de journalisme et rectifier le tir. Mais si on vous a mis en garde à vue parce que c’est un règlement de compte, parce que c’est une tentative de vouloir taire la vérité, là vous restez résolument dans la continuité de votre carrière comme si de rien n’était. Mais en restant prudent parce qu’on ne vit pas deux fois. Mais le plus important c’est de rester professionnel, et d’être un journaliste qui s’assume ».
Toujours à Bafoussam, Joseph Olinga, journaliste syndicaliste, chef de desk à l’Ouest du journal Le Messager, est interpellé par les éléments de la brigade de gendarmerie nationale de Bafoussam, après avoir été copieusement roué de coups de poings, matraques et bottes. Il est arrêté sous ordre d’une autorité administrative, jeté dans une cellule infecte d’une brigade de gendarmerie où il est gardé pendant plusieurs jours avant d’être traduit au tribunal pour « rébellion ».
Le journaliste se trouvait dans un débit de boisson aux environs de 22h lorsqu’une autorité administrative accompagné de gendarmes a débarqué et demandé d’arrêter la musique. Le journaliste a posé la question de savoir ce qui fonde une telle décision. Assimilant cette question à un acte de rébellion, le commandant du groupement a commandé le tabassage du journaliste, qui sera jugé plus tard au tribunal de première instance de Bafoussam.
Aujourd’hui, le journaliste a un avis tranché sur la question de l’impact de la détention des journalistes sur leurs travaux. « Si vous avez commis une faute professionnelle, et que cela aboutit à une garde à vue, vous allez vous corriger. Mais si votre conscience professionnelle est intacte, et que vous savez que vous avez travaillé avec professionnalisme, vous rangez cette garde à vue dans le registre des intimidations et ce ne sont pas les intimidations qui vont vous faire changer de vocation professionnelle. Donc vous restez déterminé à faire votre travail de journaliste. Moi, j’ai toujours dit que quand vous êtes professionnel et que vous faites bien votre travail, vous n’allez pas plaire à tout le monde, il faut s’attendre aux coups de poing, gardes à vues, interpellations, parfois même aux menaces de morts. Tout ceci participe de la réalité professionnelle du journaliste », explique-t-il.
Zacharie Flash Ndiomo journaliste, directeur de publication du journal Le Zenith a lui aussi été emprisonné pendant 4 mois à la prison centrale de Yaoundé en Octobre 2014, reconnu coupable de diffamation, suite à une plainte introduite par Ebang Mve Urbain, secrétaire général du ministère des finances à l’époque des faits.
Selon le journaliste, il avait rendu public dans son journal les biens mal acquis avec photo à l’appui, de Ebang Mve Urbain. La publication tirait sa source, selon lui, d’une lettre de dénonciation adressée au chef de l’Etat et dont il avait eu une copie. « J’ai approché le secrétaire général du Minfi pour avoir son avis avant publication, mais il a refusé de me recevoir. J’ai donc fait paraître l’article. Il a ensuite porté plainte pour diffamation », reconnaît le journaliste.
Aujourd’hui, après sa libération, à la question de savoir s’il pourrait reproduire les mêmes démarches journalistiques ? Le journaliste répond par l’affirmative. « Après ma libération, j’ai continué à travailler, usant des mêmes démarches professionnelles, si bien que j’ai toujours reçu des documents de dénonciation allant dans le même sens que fut le cas de M. Ebang Mve. Je me suis toujours rendu vers les concernés et parfois via des demandes d’audiences pour recoupement d’informations. Il y en a qui sont ouverts. Par contre, certains se rétractent et se montrent inaccessibles », conclut le directeur de publication. Conscient d’avoir été professionnel dans sa démarche, il reproche aux agents de l’Etat, d’utiliser leur pouvoir pour faire emprisonner les journalistes, lorsque les choses ne les arrangent pas, et non parce que le journaliste a mal fait son travail.
La prudence invoquée
Une autre consœur a été victime des mêmes représailles : Lyse Davina Nguili, la jeune journaliste de 23 ans interpellée et gardée à vue le 13 mars 2021 par les éléments de la police judiciaire de Yaoundé et transférée au tribunal de première instance à Douala. Elle a été libérée le 19 mars 2021. Ayant publié un article sur un site d’information en ligne « Kwat de l’info diaspora », elle était accusée de « diffamation de nom et cybercriminalité » par Ndiaye Marenne, directrice de la société générale des banques. Aujourd’hui elle dit avoir tiré les leçons, et a décidé d’être plus prudente dans sa façon de travailler.
Le journaliste Mbombog Mbog Matip Emmanuel, directeur de publication du journal « Climat Social », détenu en ce moment à la prison centrale de Kondengui depuis le 17 septembre 2020 semble plus ébranlé. Dans plusieurs lettres, il conteste son jugement devant le tribunal militaire et dénonce ses conditions de détention. Ayant produit une enquête sur la sûreté de l’Etat sans réelles preuves, il hésitera à se relancer dans pareil exercice à sa sortie de prison.
La liberté revendiquée
Emmanuel Ekouli, directeur général, directeur de publication du journal « La Voix du Centre » et enseignant d’université quant à lui pense que la condamnation des journalistes a pour effet immédiat de « limiter leur action ». « Du coup, ils ne peuvent plus exercer au mieux leur profession parce qu’ils ont peur de tomber sous le coup de la loi, qui, à la fin, devient liberticide », précise-t-il.
Le président du syndicat national des journalistes, Alex koko Dand, a fait une sortie officielle sur la question à l’occasion de la célébration de la journée internationale de la liberté de presse. « Les journalistes dans le cadre de leur travail sont très souvent victimes d’arrestations arbitraires, emprisonnés sans fondement et détenus abusivement après des gardes à vues prolongées. Moi je réitère que l’emprisonnement des journalistes a un impact négatif sur leur travail de journaliste », a-t-il affirmé.
La violation de la liberté d’expression est condamnée par la constitution du Cameroun, et d’autres lois internationales comme la charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui rappelle que « tout journaliste a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir, et répandre des informations et des idées de toutes sortes sous une forme écrite, imprimée ». D’autres lois internationales ratifiées par le Cameroun interdisent toute détention arbitraire. Les autorités sont appelés à s’y conformer.
Hugo Tatchuam (Jade)