Les magistrats civils comme militaires affectés dans la région du Nord-Ouest craignent pour leur vie. Il n’est pas facile pour eux d’ouvrir ou de poursuivre des enquêtes en temps de guerre pour poursuivre les auteurs de massacres de femmes et d’enfants, notamment.
Nous sommes le dimanche 06 mars 2022. Il est midi passé. Originaire de la région du Nord-Ouest, une dame âgée d’une trentaine d’années et enseignante du lycée de Bassamba, s’empresse à rejoindre la ville de Bangangté à partir de Bafoussam. Elle doit se rendre à son poste de travail dans cet arrondissement du département du Ndé. « Je souffre seule pour éduquer mes enfants ici à Bangangté. Mon mari est resté à Bamenda. Ici, ils sont au moins en sécurité. Ils sont loin des exactions comme ceux survenus à Ngarbuh il y a déjà plus de deux ans avec le massacre des femmes enceintes et des enfants de moins de 10 ans par des forces armées du gouvernement appuyées par des milices Mbororos », déclare-elle. « J’étais à Bamenda depuis le jeudi 03 mars dernier. J’y ai passé tout mon week-end. Les gens vivent en permanence dans la peur de la mort ou en faisant le deuil de ceux qui sont morts suite aux atrocités des belligérants (Ndlr : forces gouvernementales et groupes séparatistes armés) qui se battent depuis déjà cinq ans. Le bilan en vies humaines perdues est lourd. C’est lamentable. Une infirmière en service à l’hôpital de Bamenda a été tuée ce week-end », ajoute-t-elle.
La hantise du massacre de Ngarbuh
Cette enseignante dénonce le laxisme des autorités qui ne font rien pour mettre la main sur les potentiels auteurs des crimes et les soumettre à la justice. Elle souhaite une mobilisation accrue des Camerounais afin que justice soit rendue pour des atrocités commises non seulement par les groupes séparatistes armés mais aussi par les forces gouvernementales, accusées d’avoir perpétré le massacre contre les civils dans la localité de Ngarbuh, le 14 février 2020. Ce jour, un drame imputé aux forces de défense et de sécurité camerounaises, a causé, selon certaines organisations de défense des droits humains, la mort de 22 personnes dans des conditions atroces.
Deux ans après, des Camerounais continuent à se mobiliser pour que justice soit rendue aux victimes : « Dans cette affaire, à cette heure, il faut le redire, la vérité et la justice n’ont respectivement pas été dite, ni rendue. Et pour preuve : le nombre de victimes reconnues officiellement par le Gouvernement est différent et inférieur au nombre de personnes identifiées par d’autres sources dans la société civile et le clergé », déplore Franck Essi, militant pour la défense des droits civiques dans une tribune publiée sur sa page Facebook le lundi 14 février dernier.
Le militant poursuit : « Les personnes à qui la responsabilité de ce massacre a été attribuée ne sont pas,selon plusieurs sources, les décisionnaires dans ce qui s’est passé. Certaines des personnes présentées officiellement comme des victimes n’en sont pas. Certaines des victimes et des rescapés ne sont pas officiellement pris en charge ni dans le processus judiciaire ni dans les autres mécanismes d’indemnisation décidés par le Président de la République ».
Des mesures politiques doivent être prises
Jacqueline Sylvie Ndongmo, présidente de la ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (abrégé en anglais Wilpf Cameroon) est contre le fait que les femmes et les enfants soient tués dans cette crise armée qui secoue les régions du Nord-Ouest et du Sud-ouest depuis cinq ans déjà. Elle milite pour l’application de l’article 11 du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique et portant sur la protection des femmes dans les conflits armés.
Suivant ce texte, il est exigé : « 1.Les États parties s’engagent à respecter et à faire respecter, les règles du droit international humanitaire applicables dans les situations de conflits armés qui touchent la population, particulièrement les femmes.
2. Les États doivent conformément aux obligations qui leur incombent
en vertu du droit international humanitaire, protéger en cas de conflit armé les civils, y compris les femmes, quelle que soit la population à laquelle elles appartiennent;
3. Les États s’engagent à protéger les femmes demandeuses d’asile,
réfugiées, rapatriées ou déplacées, contre toutes les formes de violence, le viol et autres formes d’exploitation sexuelle et à s’assurer que de telles violences sont considérées comme des crimes de guerre, de génocide et/ou de crimes contre l’humanité et que les auteurs de tels crimes soient traduits en justice devant des juridictions compétentes;
4.Les États prennent toutes les mesures nécessaires pour qu’aucun
enfant, surtout les filles de moins de 18 ans, ne prenne part aux hostilités et, en particulier, à ce qu’aucun enfant ne soit enrôlé dans l’armée. »
Me Agbor Balla Nkongho est président du Centre des droits de l’homme et de démocratie en Afrique. Il propose des solutions politiques pour mettre un terme aux massacres des civils dans les régions anglophones. « C’est le devoir du gouvernement de protéger les civils. Si une telle tuerie intervient dans une localité en proie à l’insécurité le gouvernement a le devoir de nous dire ce qui s’est réellement passé. Il s’agit d’un crime contre l’humanité et nous exigeons l’ouverture d’une enquête dans cette affaire parce que la situation s’aggrave de plus en plus dans ces deux régions. Le Grand dialogue national a eu lieu, plusieurs résolutions pertinentes ont été prises ; mais la réalité est que sans la paix, les résolutions du Grand dialogue national ne peuvent pas être implémentées. Néanmoins ce grand dialogue a été d’un grand apport parce qu’il a permis aux Camerounais de se retrouver autour d’une table pour discuter de leurs problèmes. Mais pour ce qui concerne les régions anglophones, il est clair qu’on ne pouvait pas résoudre ces problèmes en cinq jours. La guerre aujourd’hui dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest dure depuis plus de cinq ans sans qu’une solution ne puisse être trouvée. Des mesures politiques doivent être prises pour replacer les zones anglophones dans l’appareil de prise de décision de l’Etat », explique-t-il.
Un avis partagé par certains magistrats en service dans la ville de Bafoussam. « Nos collègues affectés dans les zones de conflits sont en difficultés. Plusieurs ont élu domicile à Bafoussam. Ils vont à Bamenda quand ils reçoivent les informations fiables et rassurantes. Il est difficile pour les magistrats civils comme militaires de travailler sereinement. Pour le massacre de Ngarbuh, ils ne peuvent rien faire. Ils doivent attendre les directives des décideurs politiques de haut niveau ou du commandement militaire pour agir », explique une source proche du parquet général de la cour d’appel de l’Ouest à Bafoussam.
Guy Modeste DZUDIE(JADE)