Le contexte post-disparition de l’animateur-radio à Amplitude Fm porte à croire que les journalistes au Cameroun, surtout ceux qui se sont spécialisés dans les investigations et encore plus à caractère politique, sont en situation de danger permanent. Les dernières informations en circulation laissent peser des soupçons de menaces graves et sérieuses sur la vie des hommes de média.
Depuis quelques jours, l’idée d’une liste contenant les noms de 10 journalistes en danger (de mort pour certains) circule à travers la toile. Elle défraie la chronique et la psychose au sein de la corporation et de la société camerounaise en général dans un contexte où la Résolution CADHP/Rés.468 (LXVII) 2020 sur la sécurité des journalistes et des professionnels des médias en Afrique précise qu’il faut “Garantir la sécurité des journalistes et autres professionnels des médias, créer un environnement propice à l’exercice de leur profession” et “assurer que les journalistes et autres professionnels des médias bénéficient de protection lorsqu’ils couvrent des manifestations et des rassemblements de masse, et veiller à ce que les responsables de la sécurité soient formés à cet effet”.
Serge Aimé Bikoi, journaliste politique à la chaîne Radio Tsemeni Siantou (RTS) est parmi ceux qui ont diffusé des noms sur les réseaux sociaux. Les journalistes qui figurent sur la liste sont bien connus de l’espace public camerounais. On peut citer Haman Mana, directeur de Publication du quotidien Le Jour ; Christophe Bobiokono, directeur de Publication de l’hebdomadaire Kalara ; Dieudonné Mveng, propriétaire des médias La Météo et Info Matin (presse écrite) et Info TV (média audiovisuel) ; Jacques Blaise Mvié, directeur de Publication de l’hebdomadaire La Nouvelle ; Paul Chouta, cyber-journaliste. Nous sommes, il faut le rappeler, au lendemain encore frais de la disparition tragique du journaliste Arsène Salomon Mbani Zogo, plus connu sous sa casquette professionnelle de Martinez Zogo.
Menaces contre les journalistes
Le premier à publier des informations sur les menaces qui pèsent sur lui est le cyber-journaliste Paul Chouta. L’objet de sa lettre adressée au chef de l’Etat publiée sur son compte Facebook officiel, et qui traduit clairement cette situation, est intitulé : “Informations sur les menaces graves qui pèsent sur ma sécurité du fait de mon activité citoyenne et républicaine de dénonciation des pilleurs arrogants de la fortune publique”. Dans ce document, il précise: “Nos têtes sont mises à prix parce que nous mettons à nu les prévaricateurs de la fortune publique et dénonçons les tares qui minent notre notre beau pays le Cameroun”. Deux jours plus tôt, toujours sur son mur, Paul Chouta est inquiet : “Je veux préciser ici avec emphase que je suis très en danger et que je suis la prochaine cible. Il me revient que des réunions ont été faites pour me nuire. Je répète encore que je suis la prochaine cible et donc je suis en danger”. Rencontré par les confrères de la chaîne de télévision Equinoxe TV, Paul Chouta a déclaré : “J’ai remarqué autour de mon domicile des présences bizarres”. Le lanceur d’alerte rappelle qu’il a, entre temps, “eu une conversation avec Martinez Zogo sur certains sujets à propos des documents scandaleux qui concernent des lignes budgétaires affectées au ministère des Finances et au ministère de l’Economie”.
Dans le même sillage, le journaliste en exercice au Quotidien Le Messager, Joseph Olinga Ndoa, a été au cœur d’une tentative d’enlèvement dans le quartier Essos, au lieu-dit Elise bar, par des hommes à bord d’un véhicule de type Prado noire avec des vitres fumées, comme dans le cas de Martinez Zogo. La scène s’est déroulée le 24 janvier 2023. “Il y a trois personnes qui sont venues et qui voulaient kidnapper quelqu’un. C’est la résistance que la personne a opposé, qui a fait que les gens qui étaient non loin de là sont venus à la rescousse ; puis il a avoué qu’ils étaient à ma recherche”. Ces individus se sont présentées comme des policiers alors “qu’il n’en était rien du tout”, fait savoir le journaliste. Plus loin, Olinga Ndoa soutient que c’est à la Brigade de gendarmerie de Ngousso que l’individu va déclarer que ses compères et lui étaient à sa recherche, selon des sources rencontrées sur place et qui ont évité le pire à un innocent qui a été “confondu” avec le journaliste, apprend-on. Depuis le décès de Martinez Zogo et depuis la tentative d’enlèvement, Olinga Ndoa affirme qu’il ne dort pas bien. “Deux jours déjà”, “ce n’est pas la grande sérénité”, a-t-il précisé au moment de l’interview. Il faut préciser que le cyber-journaliste Paul Chouta avait déjà attiré l’attention des pouvoirs publics sur cette tentative d’enlèvement sur sa page Facebook.
Haman Mana, le directeur de publication du Quotidien Le Jour, est la troisième figure de la presse au Cameroun dont le nom est cité parmi les journalistes en danger. Nous n’avons pas pu entrer en contact avec lui. Toutefois, c’est un “post” de Njoya Moussa (plusieurs fois relayé) qui porte à croire que la vie du DP est menacée. Selon sa publication, “Hier (26 janvier) en début de soirée, deux voitures (une Yaris blanche et une Berline noire) sont entrées dans la ruelle qui mène au domicile de Haman Mana, et les hommes à bord de ces véhicules, une dizaine environ, sont descendus et ont demandé aux jeunes gens qui papotaient là : « où se trouve la maison du « journaliste » » ?”. Haman Mana en a été informé ; il a constaté les faits ; finalement les propriétaires des véhicules sont repartis.
Christophe Bobiokono, le DP du Journal Kalara quant à lui, affirme qu’il n’a jusqu’ici reçu aucune menace. Il a également travaillé sur l’affaire des lignes budgétaires 94, 57 et 65 impliquant les ministères en charge des Finances et de l’Economie, et qui remet en question la façon dont des financements en milliards ont été accordés au président directeur général d’une chaîne de télévision privée au Cameroun alors que l’aide publique à la communication privée est de 250 millions de Fcfa. “Je n’ai pas reçu de coup de fil de menace”, “je n’ai rien vu de particulier”, a-t-il déclaré. Seulement, le DP de Kalara “prend très au sérieux ce qui a été dit à partir du moment où je me rends compte que certains de ceux qui le disent étaient déjà informés des malheurs de Martinez Zogo avant que sa mort ne soit confirmée”.
Quant à la situation des autres journalistes dont les noms ont été évoqués dans cette liste , et pour ceux dont les identités ne sont pas encore connues du grand public, on n’a pas plus de précisions. Toujours est-il que plusieurs professionnels de la presse camerounaise ont parlé de la fameuse affaire qui, à première vue, aurait coûté la vie au chef de chaîne d’Amplitude fm en attendant les conclusions de l’enquête qui a été ouverte par les autorités compétentes. Concernant toujours cette fameuse liste, personne ne peut affirmer avec exactitude s’il s’agit d’un document écrit ou d’un simple énoncé de noms. Aussi apprend-on à cet effet qu’aucune liste n’a pas été remise au ministre de la Communication,M. René Emmanuel Sadi, lorsque les membres de la Fédération des éditeurs de presse (Fedipresse) l’ont rencontré
Sécuriser les journalistes
La sécurité des journalistes semblent belle et bien menacée. Justement dans le communiqué de la Fedipresse, avant la rencontre avec le Mincom, le président de l’association de journaliste indiquait que, “enlevé cinq jours auparavant, il (Martinez Zogo) enquêtait sur les auteurs de pillages de fonds publics et subissait des menaces de mort récurrentes”. De différentes sources, y compris des journalistes eux-mémes, il est ainsi fait état de ce qu’aucune mesure spécifique n’a été prise pour assurer leur sécurité. Ceux-ci attendent par conséquent du gouvernement qu’il renforce le dispositif sécuritaire en faveur de la presse. “Je ne suis jamais sous protection policière”, affirme Paul Chouta dans l’un de ses “posts”. C’est à ce titre qu’il interpelle le chef de l’État qui, selon lui, “a le devoir” d’assurer sa sécurité.
Confirmant ce qui semble être un statu quo en matière de sécurité pour les journalistes dans ce contexte, Thierry Eba, leader syndical et Coordonnateur de l’UN Press Club (Club Presse des Nations Unies ) ajoute que « Le Cameroun fait face à plusieurs crises, dont cette lutte pour la succession au plus haut sommet de l’État, qui portent un coup corrosif à son tissu social et politique. Plusieurs incidents relatifs aux violations des droits, arrestations et assassinats de journalistes sont de plus en plus récurrents. Cette situation a fragilisé davantage la situation de la sécurité des journalistes, avec un record de crimes enregistré depuis cette dernière décennie dans le pays ». Serge Aimé Bikoi, journaliste politique à Radio Tsemeni Siantou, réaffirme le non renforcement de la sécurité des journalistes ces dernières heures : “Le gouvernement n’a rien fait pour renforcer la sécurité des journalistes”, dixit M. Bikoi.
De son côté, le gouvernement continue d’affirmer qu’il met tout en œuvre afin de garantir la liberté d’expression. Lors de sa visite de réconfort au personnel de la radio où officiait Martinez Zogo, le 24 janvier 2023, le ministre de la Communication a affirmé que : “Considérez ma présence ici comme l’expression de la volonté du Chef de l’État, la détermination du gouvernement à continuer de créer au Cameroun les conditions pour l’expression, l’exercice des libertés publiques et l’expression de la profession de journaliste dans des conditions de sécurité, de transparence et de responsabilité ». René Emmanuel Sadi n’a cependant pas indiqué explicitement que des conditions de sécurité supplémentaires avaient été adossées à celles qui existent de manière générale pour l’ensemble des citoyens. On n’a pas entendu non plus les responsables de la sécurité sur cette question. Pourtant la Constitution, dans son préambule est claire: “La liberté et la sécurité sont garanties à chaque individu dans le respect des droits d’autrui et de l’intérêt supérieur de l’Etat”. “Je suis quelque peu surpris par la réaction de certaines de nos institutions publiques par rapport à cette question alors qu’il se dit de manière persistante que des menaces pèsent sur des journalistes”, fait dès lors observer Christophe Bobiokono, DP du journal Kalara.
Bis repetita
Le débat autour du décès du journaliste de 51 ans et quelques mois, il est né le 29 septembre 1972 au Cameroun, et l’avenir de l’enquête qui en découle, ne sont pas une première. Comme lui, ont été victimes de violence dans l’exercice de leur profession plusieurs journalistes dans des conditions troubles. Samuel Wazizi, accusé dans le cadre de la lutte contre le terrorisme dans le cadre de la crise anglophone par les autorités du Cameroun, avait disparu depuis le 7 août 2019. Il était en service à Chillen Music Television (CMTV). Dix mois après, les autorités camerounaises ont annoncé son décès. Paul Chouta enlevé, mollesté et laissé pour mort le 09 mars 2022 avait été retrouvé nu dans un quartier périphérique de Yaoundé.
On a également en mémoire le cas d’Ahmed Abba, un journaliste de Radio France Internationale (RFI). Il avait été arrêté en juillet 2015 après un travail sur la secte islamiste Boko Haram dans la région de l’Extrême-Nord du pays. Détenu secrètement pendant trois mois, il a ensuite été condamné à 10 ans de prison “en vertu des lois antiterroristes, au motif qu’il n’avait pas signalé des actes de terrorisme aux autorités. Sa peine a ensuite été réduite, et il a été libéré en décembre 2017”, rappelle Human Rights Watch. Dans son rapport analytique sur la sécurité des journalistes au Cameroun pour la période 2017-2019, ADISI-Cameroun, une Ong locale camerounaise, rappelle que “depuis 2017, Brenda Kiven journaliste à la Radio Hot Cocoa vit loin de sa famille, dans une ville camerounaise où elle a trouvé refuge.
Après avoir subie des menaces de la Police Judiciaire, cette journaliste qui était alors basée à Bamenda dans la région du Nord-Ouest Cameroun, paralysée par une crise sociopolitique dite « anglophone », a été contrainte de quitter sa famille pour se mettre à l’abri d’une arrestation prévisible. En effet, le 8 février 2017, la police Judiciaire a débarqué à son domicile sans aucun document de perquisition. Elle a fouillé la maison de fond en comble, avant d’emporter son “laptop”, son principal outil de travail, jusqu’aujourd’hui confisqué”. De plus, “comme Brenda Kiven, Atia Azohnwi le journaliste de Sun Newspaper a été arrêté à Buea en septembre 2017 et enfermé à la Prison centrale de Yaoundé jusqu’en octobre 2018. Une douzaine d’hommes de médias ont, entre 2017 et 2019, été arrêtés, intimidés ou menacés par des acteurs étatiques et non étatiques principalement à Douala, Yaoundé, Buea, Bamenda et Kumba”. Les faits de cette nature sont nombreux.
Droits de l’homme violés
Le Cameroun, avec la disparition subite de Martinez Zogo puis son assassinat sauvage, est de nouveau sous les feux nourris des organisations de défense des droits de l’homme aussi bien au niveau national qu’international. La Commission nationale des Droits de l’homme du Cameroun (CDHC), organe instituionnel, s’offusque de cet “assassinat crapuleux” qu’elle condamne avec la dernière énergie, dans un communiqué de presse daté du 23 janvier 2023 et signé de son président, le Pr. James Mouangué Kobila. Le Syndicat national des journalistes du Cameroun (SNJC), comme la plupart des regroupements des journalistes camerounais, a dénoncé ce qu’il qualifie « des conséquences qui restreignent encore plus la liberté et la sécurité dans notre pays » d’autant plus que le Snjc s’interroge : « Où sont la liberté de presse, la liberté d’opinion et la liberté d’expression au Cameroun quand exercer dans un média fait encourir désormais un risque mortel ? ».
Mandela Center International (MCI), par la voie de son secrétaire exécutif, Jean Claude Fogno, “recommande vivement au Gouvernement camerounais des mesures spéciales conformément à ses engagements internationaux en vue de la protection effective des droits fondamentaux au quotidien”. Ici, il faut par exemple indiquer que le Cameroun est contraint par les articles 3 et 9 du Pacte international pour les droits civils et politiques relatifs, respectivement, à l’obligation de l’Etat de respecter ses engagements aussi bien au niveau national qu’international en ce qui concerne le respect les droit civils et politiques, et à l’obligation de garantir la liberté et la sécurité de tout individu. L’article 6 du Pacte est plus précis : « Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie. » Quant à Human rights watch (HRW), dans sa publication du 27 janvier 2023, elle soutient qu’ “une enquête efficace et transparente est nécessaire” et que “les assassins de Martinez Zogo devraient être traduits en justice”.
Le Cameroun a été classé 135è sur 139 par le World justice project (WJP) du 14 octobre 2021 en termes d’état de droit et 32e sur 33 pays dans la région Afrique sub-saharienne. Les protestataires ont profité de ces évènements tragiques pour rappeler à l’État ses différents engagements tout en dénonçant le climat délétère dans lequel évolue la presse au Cameroun.
Hervé Ndombong (JADE)